Une flaque de sang
Wang Zongxing, un ancien travailleur migrant dans une usine manufacturière de Shenzhen, également musicien au sein de plusieurs groupes et auteur, explique les circonstances dramatiques (un accident du travail survenu en 2015 suite auquel un travailleur a perdu son bras pris dans une machine dans une usine à Shenzhen) qui l’ont poussé à écrire la chanson « Danser avec la machine » (与机器跳舞). Un jour l’auteur de la chanson tombe sur une flaque de sang dans un atelier de l’usine dans laquelle il travaille, la main d’un travailleur a été broyée par la machine, que reste-t-il de la jeunesse de ce jeune-homme ?
Texte interprété par un acteur.
« Une flaque de sang…
Il y a plus de dix ans, je ne me souviens plus de l’année, cela faisait peu de temps que j’étais arrivé à Shenzhen. Je travaillais comme agent de sécurité dans une usine de plastique à Longgang, dans la banlieue de Shenzhen. Il y avait des dizaines de machines de moulage par injection dans l’atelier, chacune émettant un bruit d’acier régulier lorsque les moules s’entrechoquaient. Les ouvriers travaillaient jour et nuit, sortant un produit fin des moules qui, l’un après l’autre se fermaient et se refermaient, comme on sort de la bouche d’un monstre des joyaux qui ne vous appartiennent pas. Parce que ce travail est particulièrement dangereux, il requiert un haut niveau de concentration mentale. Si tu ne maintiens pas le rythme pendant une seule seconde, le monstre te mangera la main et tu perdras tes doigts, voire tes mains. Cette vie, c’est comme danser avec une machine à un rythme fixé par les autres sur une fine couche de glace !
Les patrons, obnubilés par la course aux profits et la réduction des coûts, ne pensent jamais à la sécurité des travailleurs. Les machines sont des machines d’occasion achetées à Hong Kong ou à Taïwan, datant des années 1950 et 1960 et très dangereuses. Aux yeux des patrons, un travailleur n’est jamais plus qu’une machine. Ce jour-là, alors que j’étais au travail. Soudain, j’ai entendu un cri, mais il a été rapidement noyé par le bruit de la machine. Avant que ne je puisse réagir, j’ai vu un ouvrier sortir en courant de l’atelier avec un homme sur son dos. Ils sont rapidement montés dans une camionnette d’usine non loin de moi et sont partis. J’ai été stupéfait de voir tant de sang, répandu à terre, depuis la porte de l’atelier, en passant devant moi et jusqu’à l’endroit où se trouvait la camionnette !
Finalement, je réagis, courant vers l’atelier. J’observe l’ensemble de l’atelier, tout est normal, les machines font leur brouhaha d’acier régulier habituel et les ouvriers sortent méthodiquement de superbes produits des moules, l’un après l’autre comme si de rien n’était. J’étais tellement choqué que je me suis demandé si la scène qui venait de se dérouler devant moi n’était pas une illusion. J’ai encore regardé les machines, une par une, et j’en ai repéré une sur laquelle travaillaient deux ouvriers de maintenance, une femme occupée à balayer était là aussi. Je me suis approché de la machine et j’ai vu que le sol et la machine étaient couverts de sang. Les deux travailleurs et la femme au balai étant occupés à éponger le sang. J’ai soudain eu l’impression que chacun d’entre nous était si petit, que nous étions compressés par une force immense et que nous n’osions résister. Après quelque chose d’aussi grave, c’était comme si rien ne s’était passé. Je me suis dit que même si une nouvelle vie venait à être perdue, cela ne provoquerait probablement aucune réaction.
Pour la première fois, je me suis rendu compte que les gens valent parfois moins qu’un chien. Ou peut-être ne sommes-nous déjà plus des êtres humains. Nous sommes par contre bien des machines, des machines qui génèrent des profits pour le patron, de sorte que nous puissions continuer à travailler de manière ordonnée malgré ce qui s’était passé. Après le travail, j’ai appris que c’était un ouvrier de Chongqing qui avait perdu sa main. Je le connaissais, il avait 21 ou 22 ans, un jeune homme plein d’énergie, très beau. Je n’osais imaginer ce qu’il ferait plus tard sans sa main. La cause de l’accident est connue de tous : il s’agissait d’une vieille machine, qui avait déjà écrasé une main auparavant, et dont le moule était également vieux (…) Le propriétaire ne pense pas à la sécurité des travailleurs, il ne pense qu’à la façon dont il peut gagner plus d’argent avec le moins de frais possible. Le lendemain, en passant intentionnellement devant cette machine, on ne pouvait plus voir le sang sur le sol ou sur la machine. Une travailleuse était assise à cette machine, sortant de beaux produits, l’un après l’autre de la machine qui s’ouvrait et se fermait, comme si cette travailleuse ne savait rien d’hier, comme si rien ne s’était passé.
Je ne sais pas combien de temps plus tard, environ six mois après probablement, j’ai revu l’ouvrier de Chongqing, sa main constamment dans sa poche, son sourire envolé. Le patron s’était débarrassé de lui pour 20 000 yuans. J’ai aussi entendu dire que, au lendemain de son hospitalisation, sa petite copine avait disparu. Je ne savais pas quoi lui dire, si ce n’était faire mon possible afin de trouver quelque chose de joyeux à dire, des vœux et quelques encouragements impuissants. Je ne l’ai plus jamais revu. Il a été jeté par son patron, comme on se débarrasse d’une machine hors d’usage. Je suppose qu’il est probablement rentré chez lui. Pour un homme qui avait perdu sa main, il n’avait aucune chance de trouver un emploi ici et sa seule option était de rentrer chez lui.
Les jours suivants, j’ai continué à penser à lui silencieusement, en espérant qu’il lance un petit commerce dans son village. Quant à moi, je continuais à travailler ici, inlassablement, sans savoir pour combien de temps. Chaque journée, identique, à en suffoquer. Petit à petit, il a commencé à faire plus chaud, je crois que ce devait être l’été. Une fille du Jiangxi a postulé pour un emploi dans notre usine, elle n’avait pas 20 ans, jeune comme une fleur. Mais en moins d’une semaine, elle a été portée à dos d’homme hors de l’atelier, trois doigts emportés par la machine, toujours cette même machine…