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Le plus pénible dans l’usine c’était de rester debout, jusqu’à avoir des ampoules

Extrait d’entretien qui décrit un univers du travail en usine déshumanisant et disciplinaire au sein duquel le seul moment de joie correspond au jour de paiement du salaire. Dans cet extrait, le travailleur décrit le contrôle du temps et de l’espace au sein de l’atelier, une dimension de contrôle « disciplinaire » bien décrite dans la sociologie et l’histoire du travail, notamment avec les travaux de Edward P. Thompson ou les premiers travaux décrivant l’univers des usines manufacturières en Chine dans la province de Guangdong, ceux de la chercheuse anthropologue hongkongaise Pun Ngai en particulier.

Dans l’usine, je n’ai jamais eu de satisfaction. Quand j’étais satisfait, c’était le jour par mois où on pouvait se reposer, quand on recevait notre salaire. J’allais voir mes amis du village, mes amis. Trente jours sans se voir… Tout le monde s’asseyait, il y avait plusieurs bouteilles de bière. C’était très animé, un peu comme quand on était petit. Plusieurs bouteilles de bière… On buvait… On était ivre, alors on se relâchait. Dès qu’on était saoul, on se relâchait. On buvait, on se déchargeait de nos soucis…

Le plus pénible [dans l’usine] c’était de rester debout, jusqu’à avoir des ampoules. Les pieds étaient tout gonflés aussi. Chaque jour à force de rester debout tout la journée, les pieds gonflaient, c’était très pénible. On restait comme ça quinze heures ; on avait une demi-heure pour manger. Quand on allait à la toilette, il fallait faire attention au temps : cinq minutes ! Si on dépassait les cinq minutes autorisées, ils te retiraient de l’argent de ton salaire. C’était les règles de l’usine, la discipline. La discipline était sévère, nous n’étions pas libres. C’était comme ça toute l’année. On travaillait trente jours par mois, quinze heures par jour… Comme une machine, qui tournait sans arrêt, à en devenir stupide. A l’origine, c’était une personne intelligente, ensuite elle est devenue stupide. Chaque jour il faut faire la même chose. En général, quand on travaille, il n’est pas permis de parler, on ne peut pas discuter. Ce qui fait que cette bouche…elle puait.

C’est-à-dire, cela faisait très longtemps qu’on n’avait pas ouvert la bouche pour parler. C’est ça, quand on travaille, on ne peut bouger que les mains, cette bouche, elle, n’a pas l’occasion de parler. Quand il n’y pas d’air qui sort de la bouche, elle pue [rires].

C’était dans l’usine d’alcool, en 1993. Oui, en 1993. J’avais eu six cent vingt yuan. Six cent vingt yuan, à l’époque, c’était beaucoup pour cette région montagneuse du Guizhou. C’était beaucoup d’argent. C’était plus que ce que gagnait les travailleurs dans le Delta de la Rivière des Perles. J’étais très content. Je n’avais jamais eu autant d’argent. J’ai acheté un nouveau vêtement, j’ai envoyé de l’argent à mes parents. Oui, un nouveau vêtement. Puis le jour où j’ai reçu ce salaire j’ai mangé un repas meilleur que d’ordinaire. Chaque mois quand on va recevoir notre salaire, on se dit : « Allez, demain on va aller boire un repas ». C’est-à-dire boire de l’alcool et manger un bon repas. Ce n’est pas vraiment un grand repas, on ne peut pas gaspiller. C’est surtout un peu mieux que d’habitude, on est heureux, on boit de la bière, on boit deux bouteilles de plus [rires].

Source : extrait d’un entretien réalisé par Eric Florence avec un travailleur migrant en juillet 2006 à Foshan, province du Guangdong.