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Quitter son épouse, se séparer de ses enfants…

Après six ans de rencontres et d’entretiens réguliers avec trois travailleurs entre 2001 et 2007, il leur a été demandé de décrire à la fois la vie au village et le travail à l’extérieur (le 打工 dagong) à l’aide de cinq expressions. Dans cet extrait, Chen met l’accent sur la pauvreté extrême de son village et la souffrance liée au fait d’avoir laissé sa famille derrière-lui alors qu’il venait de se marier et que ses parents étaient souffrants. Il traduit son expérience de mobilité à l’aide des 5 mots suivants : « quitter son épouse, se séparer de ses enfants, tourner le dos à son père, trahir sa mère, ne pas savoir que faire ».


Texte interprété par un acteur.

Ce qu’il y a avant d’avoir quitté le village peut être résumé en cinq idées : « la montagne est pauvre », « il ne reste plus d’eau », « la superficie est vaste », « les céréales sont rares », « le peuple est pauvre ». En ce qui concerne le travail à l’extérieur du village (le dagong), les cinq expressions sont : « quitter son épouse », « se séparer de ses enfants », « tourner le dos à son père », « trahir sa mère », « ne pas savoir que faire » (rires).

‘La montagne est pauvre’: les montagnes sont vraiment très nombreuses. Ce sont des montagnes pelées, rien n’y pousse.  On y trouve du bois pour le chauffage. Donc la montagne est très pauvre, on ne peut y faire pousser quoi que ce soit.

‘Il ne reste plus d’eau’. L’eau, ça c’est vraiment un problème. A l’époque où j’étais dans l’équipe de production. Une année, dans un bourg voisin, la sécheresse était terrible. A un tel point que … Un foyer qui devait descendre pour chercher de l’eau. Une femme était descendue pour ramener de l’eau à la palanche. Elle avait porté l’eau jusqu’à la moitié du chemin, la montagne était très haute. Elle était très forte pour porter cette eau. Mais deux bœufs lui bloquaient le chemin, impossible de passer, ni de les faire bouger, même en les frappant ou en les poussant. (rires) Les deux animaux ont donc bu l’eau jusqu’à la dernière goutte. Face à cela, la femme finit par se jeter du haut d’une falaise. D’après toi, il manque d’eau ou pas chez moi ?

‘La superficie est vaste’. Par exemple notre bourg, ou plutôt notre district. Sa superficie totale est très grande. Ce district est incroyablement vaste. Mais il s’agit uniquement de cailloux. Une forte pluie emporte tous les engrais. Non, vraiment cet endroit n’est pas bon, on ne peut même pas cultiver.

‘Les céréales sont rares’. Les céréales ? Quelles céréales ? Cela fait tellement d’années et on n’a toujours pas produit une seule spécialité. Ce qu’on cultive, c’est du riz. Du riz ou du maïs. Quel intérêt y a-t-il à planter du riz ? En plus maintenant comme il manque d’eau, on a plus qu’une seule récolte par an. Avant d’en arriver au système de responsabilité, il y avait encore deux récoltes. Mais depuis qu’on a distribué la terre à chaque foyer, personne ne s’occupe des travaux d’irrigation. L’eau manque vraiment cruellement. En plus, la gestion de l’eau pose problème dans cette région montagneuse. Comment les paysans peuvent-ils cultiver dans ces conditions ? (…) En un an ça fait… 430 yuans par mois, plus de 5000 yuans par an. Comment un paysan pourrait-il avoir un tel revenu en cultivant du riz pendant une année dans mon pays natal ? Alors, d’après toi, les céréales sont-elles rares ou pas ? Pour toutes ces raisons, le peuple est pauvre. Dans mon pays natal, tout le monde est pauvre. Vraiment, chez moi c’est très pauvre, incroyablement pauvre.

Pour le dagong, ce qui m’a laissé la plus forte impression c’est que je m’étais marié depuis pas longtemps et que j’ai dû quitter le village. Parti ! Quitter les siens ! Sur une année, je retourne au village une ou deux fois… Du moment qu’il y a du boulot à l’extérieur. En général, je ne reste que deux ou trois jours, parce qu’ici j’ai du boulot. Eh, cette année quand je suis retourné, j’ai dû demander en quelle année mes enfants étaient à l’école. Je ne le savais vraiment pas. C’est ça « Quitter l’épouse » et « se séparer des enfants ». Je ne sais que faire ni penser. Mes enfants, en quelle année sont-ils à l’école? En quelle année sont-ils nés ? Quand a lieu leur anniversaire ? Je l’ignore. Je n’en sais rien, vraiment. Mais…

Pourquoi est-ce que je dis que mes fautes les plus importantes sont « tourner le dos à mon père » et « trahir ma mère » ? Mon père a plus de septante ans maintenant. Mon père travaille encore la terre. Il dit que s’il ne cultive pas, ça n’ira pas (…) Il faut encore continuer à porter l’eau à la palanche… Dans mon village, comment y aurait-il de l’eau courante ? ! Dans ces circonstances, je dois continuer à dagong. Il faut continuer… C’est un peu comme si je me détournais de mon père… « Eh, ton père si vieux, comment oses-tu encore sortir dagong ? » Mais il faut quand même aller dagong. L’an dernier, le 8 décembre 2000, ma mère… Dans mon pays natal, il n’y a pas de gaz, il n’y a rien ! Au village, il n’y a pas de gaz. J’ai acheté une bouteille de gaz pour ma mère. Elle l’a utilisée de manière très économe pendant six mois, mais elle continuait à couper des herbes sèches et du bois pour faire chauffer de l’eau. Donc, le 8 décembre 2000, elle était montée couper du bois. C’est alors qu’elle a fait une chute de deux ou trois mètres de haut et qu’elle s’est sérieusement blessée. Son crâne a heurté le sol et était tout gonflé. Elle a dû rester alitée pendant de nombreux mois. Je suis rentré au village et j’ai acheté des médicaments à base d’herbes auprès d’un médecin du village. Ma mère était gravement blessée, je ne pouvais que lui donner des médicaments. Mais je m’en faisais beaucoup. Elle était tombée de tellement haut et avait plus de septante ans…

A cette époque, le patron de l’hôtel où je travaille actuellement m’avait convoqué pour un entretien le 15 décembre. Je me suis dit : il faut à tout prix que j’y aille. Si je n’y vais pas, je n’ai aucune chance d’avoir ce travail. Je me suis donc occupé de ma mère pendant une semaine. Elle était vraiment gravement blessée, son corps était couvert de bleus. Elle était clouée au lit, impossible de bouger (…) Sept jours ont passé et ça n’allait pas mieux, ma mère ne bougeait toujours pas. Sept jours. Je suis allé trouver un médecin, je lui ai dit : « Donne un peu de médicaments à base de plantes à ma mère, occupe-toi d’elle ». Moi, je devais descendre. Mais au moment de partir, nombreux étaient ceux qui ne me comprenaient pas : « Ta mère est quasi morte et toi tu descends en ville ! ? » Beaucoup de gens…Mais, il n’y avait rien à faire, il fallait que je descende. Il fallait absolument que j’aille chercher du travail à l’extérieur du village. Donc, je suis descendu à Foshan le 15 décembre. Après l’entretien, le patron m’a dit de revenir le 20. J’ai continué à travailler là pendant plusieurs mois sans retourner chez moi.

Cet été, quand je suis rentré, ma mère allait mieux, elle travaillait à nouveau la terre. Ca allait beaucoup mieux. Elle pouvait de nouveau porter de l’eau à la palanche. A plus de septante ans, elle porte encore de l’eau. Donc, je dis « se séparer des enfants, tourner le dos à mon père, trahir ma mère, mais j’ai tout de même fait le choix d’aller dagong. Et quand les gens me disaient : « Pourquoi dois-tu encore y aller ? », je ne savais que faire ni que répondre. C’est comme ça, il n’y a rien à faire. Normalement, j’aurais dû m’occuper de mes enfants et de mes parents. Mais j’ai quand même décidé d’aller dagong. D’après toi, c’est tourner le dos [à ses parents] ou pas ? Je leur ai tourné le dos ! C’est comme si j’avais contourné la norme chinoise de respect des anciens. En plus, j’ai laissé mon fils qui avait seulement cinq mois. Mais il n’y avait rien à faire.  « Se séparer des enfants », « tourner le dos à mon père », « trahir ma mère », et finalement « ne pas avoir le choix » (rires).