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Moi je m’en sors

La Jeunesse ouvrière chrétienne féminine (JOCF) a été fondée en Belgique, en 1925, par l’abbé Joseph Cardijn, prêtre d’origine populaire. Partant du constat que le milieu de travail, trop souvent hostile au christianisme, favorise l’abandon de la pratique religieuse des jeunes, Cardijn regroupe les jeunes ouvrières dont il a la charge et, par des enquêtes sur le terrain et des discussions alimentées par la doctrine sociale de l’Église, cherche à introduire une dimension chrétienne dans tous les aspects de leur vie. En 1958-1959, la Jeunesse ouvrière chrétienne féminine conduit une enquête à Roubaix-Tourcoing sur le thème de l’argent et des compétences dans la vie ouvrière.

Les documents rassemblés ici permettent de prendre la mesure du travail militant mené par la Jeunesse ouvrière chrétienne féminine auprès des femmes ouvrières. Alors que les jeunes ouvrières donnent la majorité de leur salaire à leurs parents, ils révèlent aussi la nécessité des heures supplémentaires pour obtenir un supplément de revenu qu’elles peuvent réserver à des dépenses personnelles.

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© Archives départementales des Hauts-de-Seine, 45J35
Cette plaquette est publiée pour le lancement de l’enquête de l’année 1958-1959 sur le thème « Argent et compétences dans la condition ouvrière ». Comme chaque année, il s’agit de faire enquêter les ouvrières sur leur propre condition afin de susciter une prise de conscience et, à terme peut-être, une adhésion. Le terme de « compétences » s’inscrit dans ce contexte ; il faut montrer la capacité des ouvrières à faire face à leur condition et à reconquérir leur dignité en tant que telles.
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© Archives départementales des Hauts-de-Seine, 45J35
L’ « Opération Equilibre » est la première phase de l’enquête. Elle est organisée entre septembre et décembre 1958. Elle est consacrée aux besoins vitaux : la nourriture, le logement et les vêtements. L’objectif est aussi d’aider les ouvrières à faire leur budget. On peut lire dans le journal des militantes de la JOCF, Militante, en mars 1959 : « L’Opération Equilibre lancée depuis septembre dernier dans tout le pays a permis aux JT [jeunes travailleuses] de faire leur budget (…). Bien souvent, le manque d’argent fait obstacle pour boucler le budget : les ressources, le salaire trop faible, ne permettent pas toujours de faire l’équilibre ».
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© Archives départementales des Hauts-de-Seine, 45J35
Ce tract invite les jeunes travailleuses à discuter de l’enquête de manière collective. Pour la JOCF, la discussion collective, d’abord en petit groupe puis en meetings régionaux et nationaux, est en effet plus importante que le recueil de données proprement dit. Ce faisant, les jeunes ouvrières pourront en effet prendre conscience de leurs difficultés et envisager des actions. Les différents espaces où agit la JOCF sont évoqués : l’usine, mais aussi le sanatorium, l’hôtel ou même le domicile pour les employées de maison.
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© Archives départementales des Hauts-de-Seine, 45J35
Dans le tract de la rentrée, l’été parfois passé en commun est évoqué, ce qui confirme que l’enquête s’inscrit dans un continuum d’actions. Le tract contient déjà des résultats ! Ce sont en effet des témoignages, qui font écho aux « faits de vie », petits résumés de situations sociales que les militantes apprennent à écrire. Notons les échanges d’expériences, dans la préparation du budget mais aussi les trucs permettant de moins dépenser : se faire des mises en plis les unes aux autres, faire de la couture pour se fabriquer des vêtements.
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© Archives Nationales du Monde du Travail -2003-259
« Moi je m’en sors » : tel est le titre de ce questionnaire, réalisé localement par la JOCF de Roubaix. Le recto du questionnaire, qui est aussi un tract, comporte des résultats sous la forme de « faits de vie », résumés de situations sociales caractéristiques des données construites par le mouvement. L’argent de poche est un enjeu pour ces jeunes ouvrières qui vivent le plus souvent chez leurs parents : beaucoup font des heures supplémentaires, car la paie de ces heures leur revient. Le chômage est aussi évoqué : même en période de croissance, il est fréquent pour quelques jours ou semaines. La question du repas de midi, souvent bâclé, est aussi citée.
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© Archives Nationales du Monde du Travail -2003-259
Le tract-questionnaire « Equilibre budget » comporte à droite une représentation du budget des jeunes ouvrières, qui vivent le plus souvent chez leurs parents mais doivent leur verser la majorité de leur paie. C’est pourquoi les recettes ne mentionnent pas le salaire mais uniquement l’argent de poche, les heures supplémentaires et les primes, ainsi que l’argent non dépensé grâce à la débrouille (coiffeur avec les copines, couture). Les dépenses signalent les loisirs des jeunes ouvrières : cinéma, bal, magazine, produits de beauté… A gauche, figure la réponse manuscrite à la question « Que pouvons-nous faire pour en sortir ? ». Sont mentionnées les heures supplémentaires et la couture qui permet d’économiser.
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© Archives Nationales du Monde du Travail -2003-259
Le questionnaire a été rempli par une jeune ouvrière de Roubaix, qui explique que, la plupart du temps, elle « ne s’en sort pas ». Elle mentionne différentes dépenses : le coût du militantisme (par exemple le prix du transport pour aller au cercle de jeunes filles, probablement catholique), les cadeaux à sa filleule, les vêtements et le cinéma. Côté ressources, contrairement à d’autres, elle ne dispose pas de ses heures supplémentaires mais elle a droit à 10 % de son salaire, le reste étant destiné à ses parents. Elle mentionne enfin le crédit obtenu auprès de ses grands frères, qui disposent probablement d’une part plus importante de leur salaire.
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© Archives Nationales du Monde du Travail -2003-259
Dans ce questionnaire, la jeune ouvrière explique les efforts faits pour s’en sortir : faire des heures supplémentaires et travailler le samedi matin (heures payées qui lui sont acquises), confectionner ses propres habits. Cette jeune ouvrière évoque un mari qui est soldat, probablement parti en Algérie et à qui il faut envoyer un colis. Elle signale aussi la frustration qui consiste à ne jamais choisir la meilleure qualité dans une période où l’offre de consommation se diversifie.
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© Archives Nationales du Monde du Travail, 2003-003-259
Un dernier temps de l’enquête est consacré à la question des salaires, en mars 1959. Un référendum-salaire est lancé, qui fait l’objet de questionnaires, comme ici à Roubaix. Le choix du terme de référendum révèle l’importance de la prise de conscience des ouvrières. L’enquête vise à présent à s’interroger sur les fiches de paie et les salaires. L’image montre la démarche de l’enquête qui compare les besoins des jeunes ouvrières (logement et alimentaire, mais aussi loisirs et vêtements) au bulletin de salaire. Ce questionnaire a été publié dans la presse militante et en particulier le journal Militante de la JOCF.
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© Archives Nationales du Monde du Travail, 2003-003-259
Le questionnaire est aussi un tract qui invite à la prise de conscience et à l’action. Il comporte des résultats sous forme de faits de vie qui résument la situation sociale d’ouvrières, en évoquant les frais de déplacement (le vélo étant plus économique que l’autobus), le logement pour celles qui ne vivent pas chez leurs parents, la préparation du trousseau pour celles qui sont fiancées, les loisirs. Le questionnaire porte sur le salaire horaire. Cette apprentie confectionneuse de 15 ans est payée à l’heure. La question de la dépendance vis-à-vis des garçons (ici le fiancé) est indirectement dénoncée.
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© Archives Nationales du Monde du Travail, 2003-003-259
Ce questionnaire a été rempli par une ouvrière de 17 ans travaillant pour l’entreprise Masurel, filature de laine de Roubaix. Elle est soigneuse, c’est-à-dire qu’elle prépare les bobines de laine utilisées sur les métiers à filer. Elle est payée aux pièces mais obtient un salaire plus élevé que le SMIG de la région, pour des semaines qui vont de 40 h à 48 h. Elle considère que la situation est acceptable eu égard à la situation de sa famille : « Etant plusieurs à travailler chez moi je ne peux me plaindre ». Elle se plaint néanmoins de ne pouvoir s’acheter une mobylette, objet généralement mentionné par les garçons dans les enquêtes de la JOC.
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© « Feuille de dépouillement du référendum salaire 1959 », Militante, avril 1959, 124, p. 7, Bibliothèque nationale de France.
Ce document est un formulaire de dépouillement du référendum salaire publié dans la presse militante de la JOCF (Perspectives ainées, 33, avril 1959, p. 5). Il est destiné à être rempli collectivement lors d’une rencontre de jeunes jocistes. En effet, le dépouillement doit être fait en commun et favoriser une prise de conscience collective. Malgré l’existence de ce formulaire, l’enquête ne fait pas l’objet d’un dépouillement national a posteriori. Un tel dépouillement sera tenté pour d’autres enquêtes avec l’aide de deux sociologues embauchés pour l’occasion. Pour le moment, il est bien mentionné qu’il ne faut pas récolter seulement des chiffres mais aussi des éléments qualitatifs sur les modes de vie des ouvrières.
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© AD-HDS, 45J35
En mai-juin 1959, ont lieu des sessions régionales et des meetings, à partir des dépouillements locaux des questionnaires. L’enquête est donc le point de départ d’une action locale, qui vise à préparer une action collective. A la suite de tels meetings, les militantes peuvent aller voir le préfet, le maire, les députés ou les syndicats. Le meeting sert aussi à faire connaitre le mouvement et à attirer de nouvelles recrues.
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© AD-HDS 45J35, 34e Congrès national de la JOCF, 4-5-6 juillet 1959
Du 4 au 6 juillet 1959, le Conseil national de la Jeunesse ouvrière chrétienne féminine se réunit. Le rapport moral propose un bilan des résultats de l’enquête : un salaire familial insuffisant, l’impossibilité de se nourrir et de s’habiller convenablement. Les pratiques d’achat de certaines ouvrières sont critiquées. L’importance du chômage est aussi révélée par l’enquête. Ce document est le seul résumé final des résultats de l’enquête. Paradoxalement, alors que l’enquête est au cœur de l’activité militante de la JOCF, elle ne produit pas de rapports d’enquêtes en tant que tels.
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© AD-HDS 45J35, 34e Congrès national de la JOCF, 4-5-6 juillet 1959
Alors qu’il n’y a pas de rapport d’enquête, ce rapport moral dresse la liste des résultats principaux de l’enquête de l’année : l’insuffisance du salaire familial, la difficulté des ouvrières de se nourrir et de s’habiller correctement. Le rapport comporte aussi des éléments normatifs, critiquant certaines ouvrières qui ne savent pas s’organiser et mettent tout leur argent dans la toilette. La JOCF critique en effet certaines consommations considérées comme pas suffisamment dignes de la classe ouvrière et qui correspondrait plutôt à des pratiques jugées inadaptées pour des ouvrières, transmises par les magasins ou bien les patronnes des employées de maison. On a ainsi indirectement une critique de la transformation des pratiques de consommation en cours.
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© AD-HDS 45J35, 34e Congrès national de la JOCF, 4-5-6 juillet 1959
Pendant le congrès national de la JOCF de juillet 1959, des motions sont votées par les militantes. Des militantes fédérales sont ensuite chargées de les faire connaître à différents organismes et ministères. Ce ne sont pas des statistiques qui sont produites par l’enquête mais bien des faits de vie, mis en évidence pour dénoncer des salaires insuffisants. La principale revendication porte sur le SMIG, salaire minimum pas toujours appliqué selon les jeunes ouvrières et qui devrait être, selon elle, revalorisé. Le Salaire minimum interprofessionnel garanti a été mis en place en 1950 et il est indexé sur l’inflation à partir de 1952.
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© Archives Nationales du Monde du Travail, 2003-003-259, document non référencé, non daté [1959]
Cet article de presse qui n’est pas référencé (mais qui date de 1959) évoque la promotion de l’enquête qui suit le Congrès national de la JOCF de juillet 1959. Les statistiques commentées portent sur 1000 personnes, mais on ne sait pas quelle est leur représentativité. Les principaux résultats que souhaite mettre en évidence le mouvement apparaissent : l’articulation entre les salaires, jugés insuffisants, et les privations, jugées majeures. L’article insiste aussi sur les solutions proposées « pour boucler », expression souvent utilisée pour les budgets ouvriers : heures supplémentaires (souvent transformées en argent de poche) et débrouille en commun.