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J’ai cru que c’était le XIXe siècle

La Fabrique nationale d’armes de guerre, communément appelée FN, à Herstal, dans la banlieue industrielle de Liège en Belgique, compte dans les années 1960 environ 12 000 travailleurs, dont 3000 ouvrières. Les grands halls industriels sont remplis de machines au fonctionnement bruyant et salissant, notamment du fait de l’huile de coupe nécessaire à la production. Des ouvrières travaillent à la cartoucherie et à la division moteur, mais plus de deux-tiers d’entre elles sont employées à l’armurerie proprement dite, principalement dans le grand hall (le principal atelier mécanique de l’usine) et le petit hall et aux ateliers Mauser, mais aussi au montage et dans les services généraux. Ces femmes-machines occupent différents postes : « ouvrières de machines, chromeuses, réviseuses, ébarbeuses, ponceuses, colleuses, monteuses d’armes, laveuses, limeuses, etc. ». Elles travaillent à la pièce, évoluant souvent sur plusieurs machines-outils pendant la journée de travail.

Une centaine d’ouvrières seulement occupent des fonctions mixtes (gravure et polissage), donc occupées par des hommes et des femmes, pour lequel le salaire est identique. Dans les autres fonctions, le salaire féminin des « femmes-machines », comme elles sont surnommées, est assimilé à celui de manœuvre spécialisé et toujours inférieur à celui des ouvriers, y compris à celui des jeunes (les « gamins-machines »). En outre, ces derniers ont la possibilité d’évoluer dans les carrières de l’entreprise grâce à des formations en interne, contrairement à la plupart des ouvrières, exclues de cette opportunité car elles n’ont pas fréquenté l’enseignement technique ou professionnel préalablement.

Dans les années 1960, la FN accuse un important retard dans la modernisation de ses équipements, dont beaucoup datent d’avant-guerre. Les conditions de travail semblent être d’un autre temps.

Charlotte Hauglustaine et Claudine Meisters, deux anciennes ouvrières font le récit de leur premier jour à la FN :

« Quand je suis arrivée pour la première fois dans le grand hall en 1964, j’ai cru que c’était le 19e siècle. Toutes ces poulies, ces arbres à transmissions, ces courroies et pourtant je connaissais l’usine. Je n’étais pas une novice. Je travaillais avant dans les usines textiles à Verviers et mes parents étaient également tisserands […]. Je connaissais les usines, depuis mon enfance. Mais c’était affreux, cette ambiance, cette saleté, ce bruit, ces femmes couvertes d’huile. Je n’oublierai jamais. »

« [A]u commencement… pendant une semaine, je pleurais. [I]l n’y avait pas que moi, hein, il y avait d’autres femmes… […] Il fallait les voir pleurer… elles en avaient avec les conditions de travail. »

L’équipement de travail des ouvrières est rudimentaire : tablier, bonnet et sabots. Il permet néanmoins de se protéger a minima des projections d’huile et de certains risques d’accidents et de blessures (pouvant découler des courroies des machines, du sol glissant, des projections de limailles, etc.). Jusqu’aux années 1970, c’est encore aux travailleuses elles-mêmes à qui revient la charge de nettoyer leurs habits de travail imprégnés d’huile. Elles ont un seau d’eau individuel pour ce faire, une tâche supplémentaire qui s’ajoute le soir à leur journée de travail. Elles peuvent aussi y nettoyer leurs mains et leurs bras qui ont trempé dans l’huile de coupe toute la journée. Des pathologies cutanées découlent aussi du contact de l’huile avec la peau chez certaines ouvrières. Rita Jeusette, femme-machine, militante au syndicat chrétien CSC et active pendant la grève de 1966 se souvient :

« On recevait un tablier en grosse toile tous les dix mois et un bonnet tous les vingt mois. C’était quasiment inusable. On mettait aussi des sabots et cela pour ne pas glisser. Pour éviter les chutes, on jetait également de la sciure de bois par terre. Chacune avait juste un seau d’eau près de sa machine. Pour avoir de l’eau chaude et propre, il fallait la puiser en début de journée dans les chaudières, avant que les pièces usinées ne soient lavées. On avait chacune du sel de soude et du savon vert et c’est avec cela que l’on se lavait les mains, les bras, les jambes […]. On était toute la journée dans l’huile. On en avait partout. C’était particulièrement vrai quand il fallait lever le bras pour actionner la manette. Si on avait des allergies, de l’eczéma ou autre chose, on allait à l’infirmerie et on avait droit à une place au sec, au polissage par exemple, mais ces places étaient rares ».

D’anciennes ouvrières de la FN interviewées en 2015 évoquent l’odeur de l’huile sur les vêtements :

« On avait une paire de sabots par an. […] On avait des bonnets, qu’on devait mettre tous les cheveux dedans, moi je les avais coupés, moi. […] Et quand on a eu fini [sa carrière à la FN], il a fallu brûler tout, même les vêtements comme ça, on a dû brûler tout… comment que ça sentait… On était gêné d’aller sur le bus […] Ça puait, hein ! Les gens qui étaient sur le bus, ils ne venaient pas se frotter contre vous, hein ».

Source : Témoignages de Charlotte Hauglustaine et de Rita Jeusette, juillet 1991, extraits de Marie-Thérèse Coenen, La grève des femmes de la FN en 1966, Bruxelles, Politique et Histoire, 1991, p. 96-99.