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Fallait pas penser qu’on avait mal 

Béatrice est entrée chez Doré Doré comme remmailleuse en 1971 et est restée 40 ans à l’usine, mais en 1997, à cause des gestes répétitifs imposés par la machine, elle a subi une opération de la coiffe de l’épaule et n’a pas pu reprendre son métier. Elle a été reclassée, avec perte de salaire, dans toute une série d’autres emplois au fil du temps et des besoins de l’entreprise. Son récit met l’accent sur la pression à la production dans ces usines, et la tendance à négliger sa santé pour « faire sa paie », favorisée par le système du travail aux pièces. L’entretien a été réalisé le 6 avril 2017 au domicile de l’ouvrière par Odile Macchi.


Texte interprété par un acteur.

« On avait une couronne avec des aiguilles à la hauteur des yeux, et elle tournait dans le sens, de la droite vers la gauche, et on enfilait chaque maille de la chaussette sur une rangée bien définie au-dessus des diminutions, chaque maille sur chaque poinçon. Donc fallait pas mettre une maille à-côté. Sinon ça faisait un trou. Qui dit trou dit raccoutrage. Y’a des fois c’était possible de rattraper, y’avait des fois ce n’était pas possible, la chaussette était à la poubelle. Donc on avait quand même la responsabilité, y’avait eu tout le travail en amont, la matière première, le tricotage, et après nous on terminait la chaussette, donc fallait pas qu’on fasse trop de déchets, parce qu’autrement ça revenait trop cher. Donc on avait cette responsabilité-là. Et on avait la responsabilité aussi de régler nos machines. On avait des mécaniciens, mais on les appelait quand il y avait une aiguille qui cassait, quand il y avait un crochet qui cassait, ou quand vraiment il y avait des problèmes de réglage, mais autrement on se débrouillait sans eux.

Moi pour que la machine aille encore plus vite, je remettais des cordons autour de la poulie. Entre la poulie et la courroie je mettais un cordon, comme ça, ça faisait un axe plus grand et ça entrainait, ça allait plus vite, ça me permettait d’avoir une plus grosse production. Pour ça, fallait travailler vite, et puis ne pas faire de trou. Parce qu’on avait une prime de rendement, on avait 5%. Si on faisait des trous, on nous la retirait.

Tu vois, j’ai encore mon doigt qui est usé de remmailler. J’ai encore mon durillon, ça fait 20 ans que j’ai arrêté de remmailler, j’ai encore mon durillon, le frottement sur la machine quand je remmaillais. Et j’ai encore ma main qui est gonflée par rapport à l’autre. Quand on était en vacances, au retour j’avais les mains toutes gonflées, les ongles décollés jusque-là. Parce que fallait reprendre la cadence, les gestes et tout.

Quand le travail a diminué puis qu’il y a eu de moins en moins, fallait tout faire, le fil, la laine, toutes les jauges, tout, alors qu’avant on avait chacune notre spécialité… donc là on s’est toutes esquintées. Il y en a beaucoup qui ont des gros problèmes de santé comme moi, parce qu’on a vraiment tiré sur notre corps pour pouvoir sortir une certaine production ! Mais on ne se levait pas, on ne bougeait pas d’un millimètre. On était devant la machine comme ça, la tête sous la lampe, on remmaillait, les chaussettes sur les genoux et le moteur au pied.

Quand on était remailleuse, fallait pas penser qu’on avait mal, fallait travailler. Je te dis : les heures, le compteur, la vitesse de la machine. Je faisais du yoga, quand j’avais trop mal je faisais du yoga en travaillant pour limiter la douleur. Je faisais ma respiration pour limiter la douleur. Par contre, le jour où on était malade, pas bien, ou qu’un enfant avait pleuré toute la nuit, si on voulait garder la cadence, là c’était dur.

En vieillissant, on finissait par avoir des douleurs partout. Celles dont la vue baissait devaient changer de jauge, et comme le tarif était d’autant plus bas que la jauge était grosse, automatiquement elles gagnaient moins. Moi ça a été l’épaule, à 49 ans. Il a fallu que je me fasse opérer, et c’est le chirurgien, j’étais pas réveillée, qui a dit à mon mari : ‘Elle remmaillera plus. Faut faire une déclaration de maladie professionnelle’. Première maladie professionnelle chez DD. Quand j’ai dit ça… ça a été mal perçu, j’étais la première. Ils n’ont pas apprécié. On m’a proposé un poste de couseuse, on m’a descendu mon salaire de 23 %. Tu imagines ! Ou j’acceptais, ou j’étais licenciée. J’ai accepté, qu’est-ce que j’allais faire, handicapée, pas de formation, mon petit BEPC, ça ne valait rien à l’époque ».