FR | EN

A partir d’aujourd’hui, je te déclare la guerre !

En 1957, Léonce Lessène, après avoir occupé divers emplois, notamment dans des entreprises prestataires pour les Usines Gustave Boël, entre au service de ce géant sidérurgique situé en plein cœur de La Louvière, commune de Wallonie dans la Province de Hainaut. En 1961, il se présente aux élections sociales sur les listes de la Fédération générale du travail de Belgique, syndicat socialiste, et est élu. Il devient alors permanent en charge des questions de sécurité et d’hygiène au sein des Usines Gustave Boël, poste qu’il occupe jusqu’à sa retraite en 1984. Enregistré par l’IHOES dans le cadre de la préparation de l’exposition « Boël, une usine dans la ville » organisée en 2018 au Musée de la Mine et du Développement Durable (La Louvière), le témoignage de Léonce Lessène est particulièrement éclairant sur la question de la sécurité au travail et du combat mené par les syndicats pour que cette dimension soit prise en compte par les entreprises.

Source : Entretien de Léonce Lessène mené par Lionel Vanvelthem le 12 avril 2018. Coll. Institut d’histoire ouvrière, économique et sociale (Seraing, Belgique).

Au cours des décennies d’après-guerre, la sécurité demeure un problème majeur au sein des charbonnages et des principales industries lourdes (dont la sidérurgie) où le risque d’accident ne cesse de croître. Cette situation s’explique en partie par la volonté constante d’accroissement de la productivité en cette période de forte croissance économique et la pression de plus en plus forte exercée sur les travailleurs pour l’atteindre. Mais c’est également au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qu’est mise progressivement en place la concertation sociale. L’année 1946 voit la création d’une structure de concertation paritaire en matière de sécurité du travail. Les comités de sécurité, d’hygiène et d’embellissement des lieux de travail (CSHE) sont ainsi créés dans les entreprises. Avec les CSH les travailleurs reçoivent pour la première fois la possibilité de faire entendre leur voix au sein de l’entreprise, du moins dans les entreprises qui mettent en place l’organe car celles qui sont récalcitrantes ne font pas l’objet de poursuites par l’Administration. La création rapide de ces organes s’explique par la volonté des autorités de donner des gages aux organisations syndicales quant à la mise en place d’une concertation sociale, de manière à assurer la paix sociale indispensable à la relance de l’économie. Leur champ d’action relativement restreint et consensuel (l’amélioration de la sécurité étant une question profitant à la fois aux dirigeants d’entreprise et aux travailleurs) explique leur création plus rapide que des structures telles que la délégation syndicale ou le conseil d’entreprise, considérées par le patronat comme davantage intrusives dans la gestion de l’entreprise et qui verront le jour respectivement en 1947 et 1948. Il faut attendre les années 1967-1968 pour voir apparaître une véritable politique de prévention. On assiste à l’époque à une remise en question, par la base, du modèle de concertation sociale mis en place après-guerre (et notamment de la trop grande proximité, dans certaines entreprises, des organisations syndicales avec la direction). En réponse à ce mouvement, on assiste à un élargissement du pouvoir octroyé aux travailleurs dans les entreprises (et donc à un élargissement des compétences des membres du CSH).

Des représentants des travailleurs (élus lors des élections sociales) siègent dans ces CSHE. C’est le cas de Léonce Lessène qui devient le permanent en charge de ces questions aux Usines Gustave Boël :

« Les usines Boël, c’était une ʺboucherie industrielleʺ, on appelle ça. Il y avait beaucoup d’accidents et Louis Anciaux, le président de délégation, il aurait souhaité avoir un permanent [syndical] uniquement pour s’occuper des accidents de travail. Il a fait une note à la direction [01:05-01:10…].  Ils ont été d’accord d’admettre qu’un délégué élu des dernières élections sociales puisse remplir cette fonction. Et Louis, qui me connaissait (pour finir on était devenus des amis) : ʺ Eh bien je vous présente le futur permanent Léonce Lessène ʺ. Et c’est comme cela qu’en 1960 ou 1961 [01:43-01:48…], je suis déchargé de tout travail. Je n’avais plus à m’occuper de mon travail. J’avais mon bureau, j’avais mon téléphone, j’avais tout. Je pouvais aller n’importe où. [02:04 La première visite que je fais, c’est aux hauts-fourneaux… Et je rentre, l’ingénieur, je ne dis pas son nom, il avait toujours un chapeau sur sa tête. Il me regarde : « Vous êtes qui ? » Je suis le nouveau permanent pour la sécurité. « Ah, et vous avez une revendication ? » Je réponds : oui. Les travailleurs des hauts fourneaux… Quand ils vont à la douche, les premiers ils ont de l’eau chaude, les suivants, c’est de l’eau froide. Or, l’employeur est tenu de donner de l’eau chaude ou froide quand c’est nécessaire, pour les travailleurs. Ca ça figure dans le règlement général pour la protection du travail. Je l’ai lu deux fois, il y huit cents articles là-dedans. »

 

Dans cet entretien avec Léon Lessène, la question de la santé et des risques en termes d’accidents dans l’usine, avec 150 accidents mensuels, constitue le thème principal développé. M. Lessène explique la réaction du directeur du site la première fois où le permanent syndical a fait venir l’inspection du travail de l’administration des mines :

« Le directeur, Monsieur Decamps, c’était une ancienne mentalité, d’ailleurs à son bureau, il avait une petite brosse spéciale et il filait ses moustaches, il mettait ses pieds sur le bureau, tout ça… Il était excessivement difficile de discuter avec. Il ne voulait pas admettre. Et alors, comme il y avait beaucoup d’accidents dans l’entreprise et surtout dans l’aciérie Thomas, où on manipule de la fonte à 1200 degrés pour transformer en acier à 1600 degrés, il y avait des brûlés malgré les vêtements de protection en amiante et j’étais souvent là et c’était difficile de faire démarrer un nettoyage de hall par exemple pour éviter les entorses, les piqûres, parce qu’avant, on pouvait aller en bains-de-mer aux pieds, en pantoufles. Les chaussures de sécurité n’étaient pas obligatoires. Donc, il y avait pour l’ensemble de l’usine 150 accidents par mois, mais beaucoup de poussières à l’œil, de corps étrangers comme on disait sur la déclaration d’accident. L’accident était considéré comme une journée perdue s’il [l’accidenté] ne reprenait pas le travail. Pour arriver à cette fin… de cette charcuterie, surtout à l’aciérie, je suis allé trouver, à Jolimont, Arsène Potie, qui était secrétaire des Métallurgistes, et j’ai demandé qu’il écrive à l’Administration des Mines pour faire venir un ingénieur. À ma demande quand il arrivera à la conciergerie, qu’il fasse mon numéro intérieur de téléphone, j’irai le chercher et nous irons visiter l’aciérie ensemble. Anciaux était déjà à mi-temps parce qu’il allait quitter Boël, parce que Potie en question arrivait à l’âge de la retraite. Il s’est retourné vers Anciaux [et il a dit (en wallon)] : ʺ Vous avez entendu ce qu’il dit ? Qu’il fait venir l’Inspection du travail à Boël ? Ça n’est jamais arrivé ! ʺ. Mais Anciaux répond ʺ C’est lui qui voit ʺ. J’ai donc fait le nécessaire et un jour, quelques jours après, je ne sais pas, une semaine, l’Administration des Mines écrit au directeur technique, M. Decamp. Et M. Decamps ouvre le courrier et il voit cela, que j’avais fait appel, comment je voulais qu’il soit reçu en ma présence, que le concierge me téléphone quand il serait là. M. Decamps me dit ʺ Eh ben celle-là… Léooonce, c’est comme cela qu’il m’appelait. Retiens bien qu’à partir d’aujourd’hui, je te déclare la guerre ʺ. Je suis au bout du téléphone. Je réponds : « mon dieu, Monsieur Decamps, il y en a 3500 qui me font la guerre tous les jours, un en plus, un en moins, je ne verrai pas la place ʺ. Clac ! ça c’est vrai ; je vous jure et il m’a déclaré la guerre. C’était de plus en plus difficile. »

 

 

Progressivement la situation sur le plan de la sécurité au travail dans l’usine s’améliore et une logique de coopération s’installe avec les différents acteurs de l’usine (délégués de secteur, médecin du travail, chefs de service, direction, etc.). En effet entre 1961 (arrivée de Léonce Lessène, comme permanent sécurité-hygiène) et 1979, le nombre d’accidents annuels passe de 1812 accidents à 936. Mais nous sommes alors en 1979, soit plus de trois décennies après l’instauration des comités de sécurité, d’hygiène et d’embellissement des lieux de travail.

Léon Lessène souligne également le rôle de la médecine du travail dans les entreprises :

« Le 1er juillet 1968, la médecine du travail entre en fonction. C’est le Docteur Nopius […] qui a lancé cette médecine du travail. Et il y avait beaucoup de séances extérieures, des congrès…des congrès sur cette médecine du travail. C’est une belle chose à condition que ce ne soit pas le patron qui ait le médecin sur ses genoux. Un médecin du travail, il doit avoir une chaise ici et une chaise là et une chaise ici : le patron et la délégation, à condition que la délégation soit bien au courant, parce que c’est énorme. J’ai relu, relu des dizaines de fois cette histoire-là. J’ai même donné une information à Jolimont à tous les délégués. Et tout le monde m’a dit : ʺ mouais, c’est le médecin du patron et tout ça ʺ

 

 

« Donc le médecin du travail savait qu’il devait faire un tel travail et le patron savait qu’il devait avoir des obligations sur certaines mesures qu’il prenait ; parce qu’il pouvait interdire l’entrée d’un produit dangereux et il pouvait interdire l’installation d’une machine dangereuse. L’interdire. Au comité de sécurité, il devait informer, mais c’était au comité de sécurité à convaincre le patron, parce qu’il ne pouvait pas imposer son idée au patron. Il devait informer le comité de sécurité.

 

 

Dans ce dernier extrait d’entretien, Léon Lessène souligne le fait qu’étant donné la dangerosité du travail en usine à l’époque, le fait d’avoir effectué une formation de secouriste pouvait s’avérer précieux lorsque des accidents du travail survenaient. Il évoque le souvenir de cet accident fatal :

« Ce que j’ai fait aussi… J’ai un brevet de secouriste… Alors un beau jour, à l’ancienne usine, je ne sais plus le nom, mais il y avait deux frères et il y en avait un qui était occupé à meuler, mais une meule de ce diamètre-là [Il montre avec ses bras], des pièces coulées qu’il fallait débavurer. Et il avait un tablier de cuir, ce garçon, c’est la protection qu’on donnait à l’époque − on ne sait pas faire autre chose ou bien une épaisseur de cuir énorme −et un jour la meule, une meule éclate et un éclat sectionne l’artère fémorale [Il se lève et montre l’endroit] – l’artère fémorale, c’est la plus grosse, cinq litres de sang, ça va vite, chaque pulsation c’est un jet de sang. Il est mort quelque… peut-être 10-15 minutes après, je ne sais pas. Et on est descendus avec le Dr Lechien et il a regardé la plaie… ʺ Ah là là dis-ti… et s’il y avait eu quelqu’un ayant des connaissances de secouriste, on aurait pu le sauver. Il aurait fallu presser l’artère, même avec son poing pour empêcher le… ʺ. ʺ Ben, secouriste, moi j’ai mon brevet de secouriste – je l’ai encore ! je peux le prouver – Ben docteur, je suis secouriste ʺ. ʺ Vous êtes secouriste ? Ben on va régler ça d’abord ʺ. Et pour finir, j’ai donné des leçons à 10 personnes par service, de secouriste de première intervention… fracture de la colonne, comment faut-il le transporter, faut tirer sur la tête, tirer sur les pieds… et les prendre à deux, au milieu du corps, enfin soit… J’ai fait plus de 300 secouristes chez Boël. Celui qui voulait… Et ils avaient un brevet ! On avait fait imprimer une carte ʺ Secouriste de première intervention ʺ signée Lechien et Lessène. J’ai encore une carte, mais elle est usagée, comme moi ! »