12 ans au fond de la mineMitsubishi-Shinnyû (1950-1961)
Megumi Kurita, né le 13 septembre 1930, a travaillé comme conducteur de wagonnets (saodori 棹取) au fond de la mine pendant 12 ans de l’âge de 20 ans à l’âge de 31 ans. Aujourd’hui en retraite, il a accepté de partager son expérience et ses archives personnelles. Bernard Thomann l’a rencontré à deux reprises, le 15 décembre 2017 et le 6 novembre 2018. Au sein du musée de la mine de Tagawa sur l’île de Kyushu, il fait vivre la mémoire du travail de la mine pendant les années de l’après-guerre, notamment à l’aide d’un tunnel en papier qu’il présente aux écoliers et aux visiteurs pour expliquer ce que fut son environnement de travail. ❶
Megumi Kurita, born on 13 September 1930, worked as a wagon driver (saodori 棹取) at the bottom of the mine for 12 years, from the age of 20 until the age of 31. Now retired, he has agreed to share both his experience and his personal archives. Bernard Thomann met him twice, on 15 December 2017 and 6 November 2018. At the Tagawa mining museum on the island of Kyushu, he vividly recounts his memories of working at the mine in the post-war years, using a paper tunnel that he shows to schoolchildren and visitors to explain what his working environment was like. ❶
Après le collège, il intègre en 1944 une école agricole puis un lycée, lorsque le nouveau système scolaire est mis en place au lendemain de la guerre. A sa sortie du lycée en mai 1950, il commence à travailler à l’entretien des machines électriques à la mine de charbon Mitsubishi de Shinnyû dans le bassin du Chikuhô. A cette époque de pénurie suivant la guerre, intégrer la mine, où les conditions salariales sont meilleures, est considéré comme une chance. Au bout de deux ans, grâce à la recommandation de plusieurs personnes, il s’occupe du transport du charbon dans la mine. Il travaille comme conducteur de wagonnets jusqu’en novembre 1961.
On completing his secondary school education, he enrolled at an agricultural school in 1944 and later a high school, when the new school system was introduced in the aftermath of the war. After graduation in May 1950 he began working in electrical machine maintenance at the Mitsubishi coal mine in Shinnyû, in the Chikuhô Basin.
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À son arrivée dans la mine, il découvre la culture du travail de la mine avec ses coutumes et superstitions. Ainsi, la présence de corbeaux autour de la cheminé de la mine est signe de mauvais présage. On ne se dispute pas avec sa femme la veille de la descente dans le puit car on ne sait pas si on rentrera le lendemain. Tous les matins, sans exception, il commence la journée par faire une prière devant l’autel domestique ou le sanctuaire de la mine comme l’indique son journal de bord. ❷
Ce journal de bord est rédigé quotidiennement pendant toute sa période d’emploi à la mine. Il y consigne non seulement cette mention de la prière quotidienne avant la descente dans le puit, mais également la zone de galeries où il transporte le charbon ce jour-là, les incidents majeurs qu’il rencontre au cours de son travail ou le montant de son salaire le jour de paie.
On his arrival at the mine he discovered not only its working culture but also its customs and superstitions. The presence of crows around the mine chimney was considered a bad omen. You didn’t want to argue with your wife the night before you went down the pit because you didn’t know whether you’d live to see another day. Every morning, without exception, he would begin the day with a prayer before the shrine at home or at the mine, as his logbook shows. ❷
This logbook was updated daily throughout the time he was employed at the mine. He recorded not only his daily prayer before going down the pit but also the part of the galleries where he’d transported the coal that day, any major incidents he encountered over the course of his work and the amount he received on payday.
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Des mineurs coréens Korean miners
Les mineurs ont un vocabulaire particulier qui ne correspond pas aux appellations officielles des postes par la direction. Par exemple, Megumi Kurita se rappelle que le contremaîtres qui supervisaient le travail étaient souvent appelés yanban jin ヤンバン人, terme dérivé du coréen. En effet, après la guerre, il n’y a plus d’immigration, notamment dans le cadre du travail forcé en provenance de la Corée, et les migrations sont surtout internes au Japon. Mais, malgré les départs massifs des travailleurs forcés après la défaite du Japon, il reste de nombreux coréens dans les bassins miniers, qui étaient venus au Japon dès la fin des années 1920 dans le cadre d’une migration de travail plus classique. Le film Nianchan ❸ (Mon deuxième frère lors de sa sortie en France), sorti au Japon en 1959 au plus fort de la crise des bassins miniers du Kyushu, reflète bien cette réalité sociale de la mine japonaise et relate le parcours d’une fratrie de coréens de la seconde génération mise à l’épreuve du chômage.
The miners had their own special vocabulary. Megumi Kurita remembers, for example, that the foremen who supervised the work were often referred to as yanban jin ヤンバン人, a term derived from Korean. After the war there was no more immigration, particularly in the framework of forced labour from Korea, with migration mainly occurring within Japan. That said, despite the mass exodus of forced labourers following Japan’s defeat, there were still many Koreans in mining regions who had come to Japan in the late-1920s as part of a more traditional labour migration phenomenon. The film Nianchan ❸ (My Second Brother), released in Japan in 1959, at the height of the crisis in the Kyushu mining region, accurately reflects the social reality of the Japanese mine in telling the story of a set of second-generation Korean siblings facing the hardships of unemployment.
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Les cadences au travail Pace of work
Mais, d’un autre côté, les cadences de travail sont extrêmement élevées. Chaque colonne de cette feuille de présence de Meguli Kurita représente un mois, et chaque tranche horaire travaillée de 8 heures est marquée d’un cercle rouge. Il s’agit ici des journées du mois de janvier au mois de décembre 1958. Il est extrêmement courant que Kurita enchaîne plusieurs fois par mois deux tranches horaires de suite (renkin 連勤), indiquées par deux cercles rouges côte à côte, c’est-à-dire travaille 16 heures de suite. L’enchaînement de tranches horaires est souvent dû à l’absence d’un conducteur dans l’équipe suivante.
On the other hand, the pace of work was extremely high. Each column shown here on Meguli Kurita’s time sheet represents a period of one month, with each 8-hour slot worked marked with a red circle. These are the days from January to December 1958. It was extremely common for Kurita to work two slots back to back (renkin 連勤), as indicated by two red circles side by side, i.e. to work 16 hours in a row, several times a month. This was often due to the absence of a driver on the next shift team.
La lutte contre les accidents du travail Fighting accidents in the workplace
Les années 1950-1960 sont très paradoxales concernant les accidents du travail. D’un côté, les entreprises développent une communication au service de la prévention. Ainsi, en 1955, Megumi Kurita reçoit un prix de son entreprise pour avoir évité un accident. L’attestation reçue à cette occasion, signée du chef de la section du travail, loue sa vigilance qui lui a permis de détecter à temps un problème technique susceptible de provoquer un accident à l’endroit de la voie où les wagonnets peuvent se croiser. ❹
The 1950s and 1960s were a period of contradiction when it came to accidents in the workplace. On the one hand, companies were developing communications to promote accident prevention. Indeed, Megumi Kurita received an award from his company in 1955 for having avoided an accident. The certificate he was given, signed by the head of the employment department, praised his vigilance in detecting, in a timely manner, a technical problem with strong potential to cause an accident at the point on the track where the wagons could pass one another. ❹
Le 24 novembre 1958, comme cela est indiqué sur cette feuille de présence, Kurita est victime d’un accident du travail, sans gravité cette fois-là puisqu’il reprend le travail le lendemain. Les accidents de wagonnets transportant le charbon sont en effet très courants. Le processus de reconnaissance échappe largement à la victime. C’est à l’officier de sécurité qu’il revient de dresser le constat qui détermine les circonstances et le niveau de responsabilité. Il dessine l’endroit de la mine où a eu lieu l’accident et les circonstances dans lesquelles il est survenu, parfois sous plusieurs angles comme on peut le voir ici.
On 24 November 1958, as stated on this time sheet, Kurita suffered an accident at work that was not serious this time, meaning that he was able to return to work the next day. Accidents involving coal wagons were, in fact, very common. The recognition process was largely out of the victim’s control. It was up to the safety officer to draw up the report, which determined the circumstances and the degree of responsibility involved. He would draw the part of the mine where the accident took place and outline the circumstances under which it occurred, sometimes from several different angles, as shown here.
Un examen médical détermine le niveau d’invalidité si les blessures entrainent une blessure irréversible. Le niveau d’invalidité déterminé par le médecin de l’entreprise est souvent la source de frustration pour le travailleur blessé. Le schéma présenté ici, accompagné d’un commentaire plus complet sur un autre feuillet, détaillant notamment l’indemnité obtenue, montre l’emplacement de la blessure sur le bas de la colonne vertébrale et trois zones touchées par une paralysie : paralysie partielle 不全麻痹 ➀ au niveau du bassin, paralysie forte 強度麻痹 ➁ sur le haut des jambes, et paralysie complète 完全麻痹 ➂ vers le bas à partir de la mi-cuisse.
A medical examination determined the degree of disability in the event of the injuries sustained causing irreversible damage. The degree of disability determined by the company doctor was often a source of frustration for the injured worker. The diagram shown here, again accompanied by a more detailed commentary on another page that notably details the compensation received, shows the location of the injury on the lower spine and three areas affected by paralysis, these being partial paralysis (不全麻痹) of the pelvis, severe paralysis (強度麻痹) of the upper legs and full paralysis (完全麻痹) from the mid-thigh down.
Le 21 décembre 1959, Kurita échappe à une explosion qui fait 24 morts dans la mine Shinnyu. Sa fiche de présence montre qu’il continue à travailler les jours suivants. Il y a beaucoup de grandes catastrophes à cette époque, la plus grande est celle du puit Mikawa à Miike qui fit 448 morts et 839 intoxiquées au monoxide de carbone, nombreux restant invalides.
On 21 December 1959, Kurita escaped an explosion that killed 24 people at the Shinnyu mine. His time sheet shows that he continued to work on the days that followed. There were many major disasters around this time, the greatest being the Mikawa pit disaster in Miike, which left 448 people dead and 839 suffering from carbon monoxide poisoning, many of them still disabled as a result.
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Formes organisées de lutte :
conflits (pétitions, sit in, arrêt de travail) et grèves
Organised forms of struggle: disputes (petitions, sit-ins, work stoppages, etc.) and strikes
À partir de 1955, Kurita participe régulièrement à des grèves pour lutter contre le plan national de rationalisation de l’industrie houillère adopté cette année-là. La fédération syndicale Tanrô coordonne ce mouvement de lutte. Le poster exposé ici, très représentatif des nombreux posters édités par Tanrô, est intitulé « Contre une rationalisation dont les seules victimes sont les travailleurs ! » ❺. Il explique sous forme de manga comment les capitalistes de la grande industrie minière profitent des subsides du gouvernement destinées à moderniser l’industrie pour augmenter leurs profits, les travailleurs ne récoltant que des fermetures de mines, des licenciements et des bas salaires.
From 1955 onwards, Kurita regularly took part in strikes against the national plan to rationalise the coal industry that had been adopted that year. The Tanrô trade union federation coordinated this action. The poster displayed here, which is very typical of the many produced by Tanrô, is entitled “Fighting rationalisation where the only victims are the workers!” ❺. It uses the medium of manga to explain how the capitalists in the big mining industry are taking advantage of government subsidies aimed at modernising the industry in order to increase their profits, while the workers reap nothing but mine closures, redundancies and low wages.
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Le salaire Salary
Dans le quotidien du mineur, le 15 du mois est un jour important puisque c’est celui de la paie. Elle est versée en espèces dans une enveloppe. Il la donne à ses parents chez qui il vit et qui lui en reversent 10 % pour ses loisirs et un certain nombre d’achats. Après son mariage en 1957, à 27 ans, avec une femme que « les parents avaient choisie dès l’enfance » (許嫁), comme la plupart des hommes japonais, il remet son salaire à sa femme qui lui en retourne une partie après avoir prélevé ce qu’il faut au ménage pour vivre. ❻ Les différents éléments figurant sur le bulletin de salaire illustre les progrès de l’état social ; sont mentionnées une retenue à la source de l’impôt sur le revenu et des taxes locales, la cotisation syndicale et pour le fonds de grève, les cotisations pour les assurances sociales (maladie, retraite, chômage) et une assurance-vie. L’entreprise apparaît aussi comme institution financière et paternaliste avec des retenues pour une épargne obligatoire dit « dépôt de frugalité » (勤倹預金), des frais pour la consommation d’électricité et l’entretien des logements du coron, des avances pour frais de mariage et la trace de nombreux remboursement pour des emprunts.
The 15th of the month was always an important day in the miner’s life as it was payday. His wages were paid in cash, in an envelope. He would give them to his parents, with whom he lived, and they would give 10% back to him to spend on leisure activities and various purchases. After his marriage in 1957, at the age of 27, to a woman who his “parents had chosen since childhood” (許嫁), like most Japanese men, he gave his wages to his wife, who would then return some of them to him once she had deducted a certain amount to cover the household’s needs. ❻ The various items on the payslip showed the progress that the social state had made; indeed, it included a deduction at source for income tax and local taxes, union and strike fund contributions, social insurance contributions (sickness, retirement and unemployment) and life insurance. The company also appears to have been something of a financial and paternalistic institution, with deductions for compulsory savings known as the “frugality deposit” (勤倹預金), charges for electricity consumption and the upkeep of the miners’ housing, and advances for wedding expenses, as well as a record of numerous loan repayments.
Le salaire des saodori dépend du montant de charbon transporté mais aussi du nombre de journées travaillées. La moitié gauche du bulletin de salaire indique la somme gagnée chaque jour qui varie en fonction de la quantité de charbon remontée. L’irrégularité de la quantité de charbon extraite et du nombre de journées travaillées explique les variations importantes du salaire mensuel. Le graphique relatant l’évolution du salaire mensuel de Megumi Kurita pendant les douze années où il a travaillé au fond de la mine montre de façon spectaculaire ces variations. ❼
A saodori’s (wagon driver’s) wages depended on both the amount of coal transported and the number of days worked. The left half of the payslip showed the amount earned each day, which varied depending on the amount of coal shifted. The irregular nature of the amount of coal mined and the number of days worked explains the significant variations in monthly wages. The graph showing the changes in Megumi Kurita’s monthly salary over the twelve years he spent at the bottom of the mine illustrates these variations to dramatic effect. ❼
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Consommer Consumption
Au cours des deux premières décennies après la guerre, dans les bassins miniers, la consommation reste simple. Les bulletins de salaire de Kurita qui montrent les traites envers l’employeur et son livre de compte laissent paraître un recourt assez systématique à l’emprunt dès qu’il y a un achat un peu conséquent. Si le mineur veut bénéficier d’un emprunt, il faut qu’il achète dans des magasins avec lesquels la mine a un accord. En 1951 apparaît sur le livre de compte une série de remboursements qui correspondent à l’achat d’une moto Yamaha d’environ 120 000 yens, pour laquelle il a emprunté les 2/3 environ et qu’il met 19 mois à rembourser. En 1955, il achète un costume qu’il met 9 mois à rembourser. En 1957, à l’occasion de son mariage, il emprunte pour acheter une commode pour les habits.
During the first two decades that followed the war, consumption in mining regions was modest. Kurita’s payslips, which show the payments made to his employer, along with his accounts book, show that he rather systematically resorted to borrowing money whenever he needed to make a somewhat substantial purchase. If the miner wanted to take out a loan, he had to make his purchases at shops with which the mine had agreements. In 1951, the accounts book showed a series of repayments corresponding to the purchasing of a Yamaha motorbike for around 120,000 yen, for which he had borrowed around 2/3 and which took him 19 months to pay back. In 1955, he bought a suit that took him 9 months to pay off. In 1957, when he got married, he borrowed money to buy a chest of drawers for his clothes.
Le père de Megumi Kurita meurt en janvier 1961 et ce dernier quitte le fond de la mine en novembre, deux ans avant la fermeture. Il reçoit un pécule de 561 266 yens (environ 20 fois son salaire mensuel à cette époque) et 16 266 yens d’économie placées, via le syndicat, auprès du fond ouvrier (rôdô kinkô 労働金庫) dont un relevé datant du 22 novembre 1961 est reproduit ici. Il est au chômage entre décembre 1961 et mars 1962. Il sera à nouveau engagé comme employé de bureau pour participer à la liquidation de la mine jusqu’en 1967.
Megumi Kurita’s father died in January 1961 and Kurita left the mine in November, two years before it eventually closed. He received a lump sum of 561,266 yen (around 20 times his monthly salary at the time) and 16,266 yen in savings invested, via the union, in the workers’ fund (rôdô kinkô 労働金庫), a statement of which, dated 22 November 1961, is reproduced here. He was unemployed between December 1961 and March 1962. He was again hired as an office worker to help liquidate the mine until 1967.
for any major purchase. »