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29 ans dans une usine de Shanghai (1968-1997)

Le texte est le fruit d’entretiens avec Mme Xiao,
réalisés à Shanghai en janvier et juin 2017.

The text is based on interviews with Mrs Xiao, conducted in Shanghai in January and June 2017

Ouvrière de l’économie socialiste Worker in a socialist economy

Mme Xiao est née en 1947 à Shanghai. Ses parents ont tous deux fait des études supérieures ; son père est ingénieur dans une usine de cosmétiques et sa mère est médecin dans un hôpital qui dépend de la société des chemins de fer. Au printemps 1966, alors qu’elle achève son avant dernière année de lycée, débute la Révolution culturelle. Les établissements scolaires ferment et elle ne pourra jamais reprendre d’études. C’est le lot de toute une génération. Deux ans plus tard, en 1968, elle est affectée à un emploi ouvrier dans une usine d’Etat de fabrication de chaussettes, Shanghai Tongxin (上海同兴袜厂). Elle n’a aucune prise sur cette décision bureaucratique : « On n’a pas de choix. Tout dépend de la décision prise par le lycée où l’on est étudiant. Il y a deux issues possibles. Soit l’on est envoyé à la campagne, soit l’on est affecté dans une usine. A cette époque, il n’y a pas de choix possible. On va là où l’on est affecté ». Sur une classe de 50 élèves, 30 de ses camarades sont envoyés à la campagne. Son frère cadet échappe à l’envoi à la campagne parce qu’il est le seul fils de la famille qui compte quatre enfants (1 fils et trois filles). Il est lui aussi affecté dans une usine. Elle s’estime très chanceuse de ne pas être envoyée à la campagne.

Mrs Xiao was born in 1947 in Shanghai. Her parents had both received higher education. Her father was an engineer in a cosmetics factory and her mother was a doctor in a hospital that was dependent on the railway company. In spring 1966, at the end of her penultimate year of high school, the Cultural Revolution began. Schools closed and she would never be able to return to education. This was the fate of an entire generation. Two years later, in 1968, she was assigned to a job as a worker in a state sock factory, Shanghai Tongxin (上海同兴袜厂). She had no say in this bureaucratic decision: “We had no choice. Everything depended on the decision made by the high school where you studied. There were two possible outcomes. You were either sent to the countryside or assigned to a factory. At this time, choice wasn’t possible. You went where they sent you.” Out of a class of 50 pupils, 30 of her classmates were sent to the countryside. Her younger brother escaped being sent to the countryside because he was the family’s only son among four children (one son and three daughters). He was also assigned to a factory. Mrs Xiao thought herself very lucky not to have been sent to the countryside.

Mme Xiao demeure toute
sa vie professionnelle chez
le même employeur public
Ms Xiao has spent
her entire working life with
the same state-owned enterprise

A la différence de la nouvelle classe ouvrière associée à la Chine des réformes, Mme Xiao demeure toute sa vie professionnelle chez le même employeur public. Elle prendra sa retraite en 1997. Mme Xiao occupe successivement trois postes au sein de l’entreprise : elle est d’abord simple opératrice de métiers à tisser (挡车工) de 1968 à 1975, puis mécanicienne en charge de l’entretien des machines (保全工) de 1975 à 1984. Les dernières années de sa vie professionnelle (1984-1997), elle est responsable de l’équipe des réparateurs de machines (保全工组长).

Unlike the new working class associated with China in the age of reforms, Mrs Xiao spent her whole professional life working for the same public employer. She retired in 1997. Within the company, Mrs Xiao did three different jobs in the course of her employment. First, she was a simple weaving operator (挡车工) from 1968 to 1975. Then she was a mechanic in charge of machine maintenance (保全工) from 1975 to 1984. For the last years of her working life (1984-1997), she was the head of the machine repair team (保全工组长).

© Archives personnelles © Personal archives
Mme Xiao entretient les marchines de l’usine Shanghai Tongxin (1975) Mrs Xiao maintains machines at the Shanghai Tongxin factory (1975)
© Archives personnelles © Personal archives
Mme Xiao forme des salariés à l’usine Shanghai Tongxin (1980) Mrs Xiao trains employees of the Shanghai Tongxin factory (1980)

Un emploi stable Employment stability

Un certificat de retraite ouvrier (工人退休证) lui est remis en 1997 lors de son départ. Ce document illustre la stabilité de de l’emploi dans le système socialiste à l’opposé du régime de travail caractéristique de la Chine depuis la fin des années 1990, marqué par les changements fréquents d’employeurs ou l’alternance entre période d’emploi et période de non emploi. C’est le système d’emploi à vie, surnommé en chinois le « bol de riz en fer » (tiefanwan 铁饭碗).

She received a worker’s retirement certificate (工人退休证) in 1997 when she left. This document illustrates the stability of employment in the socialist system, in contrast to the work regime that has characterised China since the late 1990s, marked by frequent changes of employer or the alternation between periods in and out of employment. This was the system of a job for life, known in Chinese as the “iron rice bowl” (tiefanwan 铁饭碗).

Sur la couverture est mentionnée en haut la République populaire de Chine, et en bas le ministère du Travail et du Personnel (劳动人事部制). Les informations mentionnées sont les suivantes : le document a été émis le 25 septembre 1997. Mme Xiao, d’ethnie Han, est née en septembre 1947. Elle a commencé à travailler en novembre 1968 et a cessé de travailler en septembre 1997, au terme d’une carrière de 29 ans. Le poste qu’elle occupe est précisé : entretien des machines (保全工). Son employeur était l’usine de chaussettes Shanghai Tongxin (上海同兴袜厂). Le document comporte une photo de Mme Xiao et le tampon de son employeur. Pour cette génération d’ouvriers, la mobilité professionnelle est très limitée ; au mieux, on peut s’élever dans la hiérarchie de l’entreprise. Ce document est la seule preuve de sa vie professionnelle car, comme salariée du secteur d’Etat, elle n’a jamais signé de contrat de travail ni reçu de feuille de paie. Après la réforme de la Loi sur le Travail (1992), seuls les nouveaux salariés signeront un contrat de travail.

At the top of the cover are the words “People’s Republic of China”, and at the bottom “Ministry of Work and Staff” (劳动人事部制). The document mentions the following information: It was issued on 25 September 1997. Mrs Xiao, who is of Han ethnicity, was born in September 1947. She started work in November 1968 and stopped work in September 1997, after a 29-year career. The certificate states her role: machine maintenance (保全工). Her employer was the Shanghai Tongxin sock factory (上海同兴袜厂). The document includes a photo of Mrs Xiao and her employer’s stamp. For this generation of workers, professional mobility was very limited. At best, they could climb the hierarchy within their company. This document is the only proof of her professional life, because as an employee in the state sector, she never signed an employment contract or received payslips. After the reform of the Labour Law (1992), only new employees signed a work contract.

© Archives personnelles © Personal archives
Livret de retraite émis en 1997
lors de son départ à la retraite
Retirement book issued in 1997 when Mrs Xiao retired

Durant sa carrière, elle a de fait envisagé de quitter son employeur. Une possibilité aurait été de demander une mutation dans une autre entreprise d’Etat, mais cela ne peut se faire que dans le cadre d’un échange de postes entre deux salariés ; la seule possibilité est de prendre le poste d’un ouvrier qui souhaite occuper le sien ; c’est donc difficile à organiser. Une fois les réformes économiques lancées dans les années 1990, une nouvelle possibilité s’offre, celle de démissionner. Mais elle aurait alors perdu les avantages sociaux liés aux entreprises d’Etat, notamment la prise en charge de tous ses frais de santé. During her career, she actually considered leaving her employer. One possibility would have been to ask for a transfer to another state company, but this could only be done by exchanging positions with another employee. The only possibility was to take the job of a worker who wanted to take hers, making it difficult to organise. Once the economic reforms had been launched in the 1990s, a new possibility opened up: resigning. However, this would have meant losing the benefits package linked to working for a state company, in particular payment of all her health costs.

Biens de consommation de luxe Consuming luxury goods

Au cours de l’entretien, Mme Xiao évoque les transformations de son univers matériel et les achats de biens durables que son mari et elle ont pu faire. Elle dresse ainsi une chronologie précise de l’arrivée des objets dans leur vie: la machine à coudre (1974), le vélo (1976), le poste de télévision (1976), le réfrigérateur (1985). L’entretien a eu lieu en 2017 au domicile de Mme Xiao, dans la grande banlieue de Shanghai. Elle vit alors dans un appartement neuf doté de tout le confort moderne, y compris l’air conditionné. Non seulement Mme Xiao se souvient des dates à laquelle ces éléments de confort sont entrés dans sa vie quotidienne, mais aussi du prix des biens ; elle mentionne même parfois leur marque.

During the interview, Mrs Xiao evoked the changes to her material world and the durable goods that she and her husband were able to purchase. She gave a precise timeline of the arrival of objects in their life: the sewing machine (1974), the bike (1976), the television set (1976) and the refrigerator (1985). The interview took place in 2017 in Mrs Xiao’s home, in the outer suburbs of Shanghai. At that time, she was living in a new apartment with all the modern comforts, including air-conditioning. Not only did Mrs Xiao remember the dates when these new comforts came into her everyday life, but she also remembered the price of the goods and sometimes even named the brand.

Chronologie de
l’arrivée des biens de
consommation durable
dans le foyer de Mme Xiao :
1974 – une machine
à coudre
1976 – deux vélos et
un poste de télévision
1979 – un ventilateur
et une télévision
de marque japonaise
1985 – un réfrigérateur
1994 – deux blousons
en cuir et une paire
de lunettes
The arrival of luxury goods
in Ms. Xiao’s household:
1974 – a sewing
machine
1976 – two bicycles and
a television set
1979 – Japanese brand
fan and
television set
1985 – a refrigerator
1994 – two leather
jackets and
a pair of glasses
© Archives personnelles de Mme Xiao © Mrs Xiao's personal archives
Les premiers biens de consommation durable (photo prise en 1985) Mrs Xiao next to her refrigerator and TV set (1985)

Madame Xiao évoque les dépenses du ménage et l’accès progressif Avant de se marier, l’essentiel de son revenu est consacré à l’achat de nourriture, et il lui faut donner un peu d’argent à ses parents chez qui elle continue à habiter. En 1974, à 27 ans, elle se marie. Les meubles du nouveau ménage sont achetés à cette occasion. Elle fabrique elle-même leurs vêtements à l’aide d’une machine à coudre offerte par sa mère. C’est alors le seul bien de consommation durable que le ménage possède.

She described the household expenditure and the progressive access to goods. Before marrying, most of her income was spent on food and she had to give some money to her parents, with whom she still lived. In 1974, when she was 27, she got married. This was when the furniture for the new household was bought. She made their clothes herself, using a sewing machine given to her by her mother. At this point, this was the only durable consumer good that the couple owned.

En 1976, ils achètent deux vélos. Un vélo coûte alors environ 200 renminbis et il faut également disposer d’un ticket de rationnement qui autorise l’achat car, trente après la conquête du pouvoir par le Parti communiste, la Chine vit toujours dans un état chronique de pénurie, les efforts ayant porté sur l’industrie lourde et l’industrie légère ayant été négligée. Madame Xiao et son mari achètent en fait leurs vélos en pièces détachées et réalisent eux-mêmes le montage ; l’achat de pièces n’est pas soumis à restriction et le coût est moitié moindre, 100 yuans, soit l’équivalent d’un mois de salaire du ménage.

In 1976, they bought two bikes. At the time, a bike cost around 200 yuans and it was also necessary to have a ration coupon authorising the purchase, because 30 years after the Communist Party came to power, China was still living in a chronic state of scarcity, since efforts had focused on heavy industry and light industry had been neglected. Mrs Xiao and her husband actually bought their bikes in kit form and assembled them themselves. There were no restrictions on buying parts and doing so halved the cost to 100 yuans, or the equivalent of a month’s wages for the couple.

En 1979, trois ans plus tard, au moment même où la politique dite de Réforme et d’Ouverture est lancée par la nouvelle direction chinoise, deux nouveaux biens durables entrent au domicile de Mme Xiao. C’est d’abord un ventilateur, acquis pour la somme de 129 yuans. Ils achètent aussi une télévision de marque japonaise (Sanyang) pour la somme de 500 yuans. Pour acheter la télévision, il a fallu des tickets de rationnement. « À l’époque, c’est la mode d’avoir une télévision. Il n’y a pas beaucoup d’animation à cette époque, et la vie est ennuyeuse. Tout ce qu’on peut avoir est une radio. On peut aussi voir des films au cinéma » raconte Mme Xiao. C’est aussi pour leur fils, né en 1975, qu’ils achètent un poste de télévision.

In 1979, three years later, at the very moment when the “Reform and Opening-up” policy was launched by China’s new leaders, two new durable goods came into Mrs Xiao’s home. The first was a fan, for which they paid 129 yuans. They also bought a TV set from a Japanese brand (Sanyang) for 500 yuans. To buy the television, they needed ration coupons. “At the time, it was fashionable to have a television. There wasn’t much going on back then, and life was boring. All you could have was a radio. You could also see films at the cinema,” Mrs Xiao stated. They also bought their TV set for their son, who was born in 1975.

En 1985, sa mère donne à Mme Xiao une vieille machine à laver le linge. La même année, le ménage achète le premier réfrigérateur. C’est un grand modèle pour lequel il n’est pas besoin d’avoir de ticket de rationnement, alors qu’ils sont nécessaires pour acheter de petits modèles. Cet achat est le plus coûteux qu’ils aient jamais réalisé (1300 yuans, plus d’un mois du revenu du ménage) et n’est possible que parce qu’ils obtiennent un prêt de la mère de Mme Xiao, signe de l’importance encore de l’entraide familiale. La photo ci-jointe témoigne de la fierté à posséder ces premiers éléments de confort : Mme Xiao se fait photographier avec sa nièce devant le réfrigérateur et le poste de télévision.

In 1985, Mrs Xiao’s mother gave her an old washing machine. The same year, the couple bought their first refrigerator. It was a large model for which ration coupons were not required, whereas they were needed to buy small models. This purchase was the most expensive they had ever made (1300 yuans, over a month’s income for the couple) and they were only able to afford it thanks to a loan from Mrs Xiao’s mother, which demonstrates the importance of family support. The photograph here shows their pride in owning these first comforts: Mrs Xiao had her photograph taken with her niece in front of the refrigerator and the television.

En 1994, Mme Xiao se souvient de l’achat de deux blousons en cuir pour elle (1200 yuans) et pour son mari (800 yuans), dans une boutique de la rue du Tibet à Shanghai, dans le centre-ville. En 1994, elle se souvient aussi de l’achat une paire de lunettes dans une boutique de la rue de Nankin, la principale et la plus ancienne artère commerciale de la ville, pour la somme de 500 yuans.

Mrs Xiao remembered buying two leather jackets in 1994 for herself (1200 yuans) and her husband (800 yuans), in a shop on Xizang Road in the city centre of Shanghai. In 1994, she also bought a pair of glasses in a shop on Nanjing Road, the main and oldest shopping street in the city, for 500 yuanss.